On ne naît pas soumise, on le devient, Manon Garcia

Chronique du livre "On ne naît pas soumise, on le devient". de Manon Garcia.

Tout le monde connaît la phrase de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient ».

Je dois le dire, je suis une très mauvaise féministe (bouuuuh) car je n’ai jamais fini Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Je l’ai entamé il y a plusieurs années quand j’ai commencé à m’intéresser au féminisme et disons le clairement je crois que je n’étais pas prête, pas assez informée sur le féminisme, pas assez déconstruite. Je l’ai pris comme je n’aurais pas dû le prendre : la base du féminisme, quelque chose que je devais absolument lire si je voulais me dire féministe et y comprendre quelque chose.

Or, il fallait le prendre comme il était : un essai philosophique. Simone de Beauvoir était philosophe. J’ai beaucoup tendance à voir le féminisme seulement sous le prisme de la sociologie alors qu’il englobe également d’autres matières et qu’on peut le réfléchir aussi sous le prisme de ces autres matières.

Manon Garcia est philosophe. Elle a seulement 33 ans et une carrière déjà impressionnante. Elle nous livre ici une analyse de texte du livre de Simone de Beauvoir. Elle analyse la soumission et pourquoi les femmes se soumettent. (Vidéo résumé à la fin)

Pourquoi les femmes se soumettent ? 

Manon Garcia s’interroge sur la soumission. Elle prend tout de suite un point de vue innovant : elle étudie la domination des femmes du point de vue des femmes, dans ce qu’elle peut avoir d’aliénant et de séduisant.

« Face à un système social patriarcal, se soumettre à ce système est parfois la meilleure option. »

« Etudier la soumission des femmes depuis le point de vue des femmes, ce n’est pas dire que seules les femmes auraient une responsabilité de la permanence de la domination masculine, c’est au contraire démontrer ce que la domination masculine fait aux femmes. »

Tout le sujet du livre est de répondre à cette question : « pourquoi les femmes se soumettent ? ».

Avant de conclure et d’y répondre, Manon Garcia doit passer par de multiples explications et analyses.

Essentialisme versus constructivisme

Elle rappelle que Beauvoir n’est pas essentialiste (je vais revenir sur ce terme) mais Beauvoir ne considère pas pour autant que tout est socialement construit. Dans la pensée de Beauvoir c’est plus complexe que ça.

Être essentialiste cela signifie considérer qu’il y a des comportements, des défauts, des qualités, intrinsèquement liés au fait d’être une femme (et inversement, il y aurait des défauts, des qualités, des comportement typiquement féminins). Exemple : si les femmes s’occupent des enfants c’est parce que c’est dans leur gênes, c’est leur « essence ».

On peut poser des questions essentialistes - « qu’est ce qu’être une femme ? » - sans y apporter de réponse essentialiste. 

La philosophie de Beauvoir est existentialiste : l’existence de l’être humain précède son essence. Ce qui fait un être humain c'est la société dans laquelle il vit.
Ce qu’est la femme ne vient pas d’une essence qui lui préexiste mais de la façon dont elle vit dans le monde (le fameux « on ne naît pas femme, on le devient ».)

Le constructivisme social se situe à l’extrême opposé de l’essentialisme : c’est considérer que tout est socialement construit. Exemple : si les femmes s’occupent des enfants c’est parce que la société leur a appris qu’elles devaient le faire.

La pensée de Beauvoir et de Manon Garcia est plus complexe que ça. Elles considèrent qu’il n’y a pas d’essentialisme, les femmes – pas plus que les hommes d’ailleurs – ne naissent avec des qualités et des défauts inhérents à leur sexe, les différences biologiques ne sont pas déterminantes de la différence sexuelle. 

Cependant il ne s’agit pas de dire que la différence sexuelle n’est pas réelle ni vraie, Beauvoir considère que cette différenciation est socialement située. Autrement dit, les femmes (comme les hommes) naissent dans un monde déjà socialement construit. Il n’y a pas de possibilités de penser l’individu en dehors de sa position sociale.

« Dans la mesure où tout individu est toujours d’abord dans un monde déjà interprété, déjà structuré  par des normes qui donnent un certain sens aux propriétés des individus (le sexe, l’âge, la couleur de peau), l’individu ne peut pas se construire autrement que par rapport à ces normes, que ce soit en accord, en opposition, en complicité. »

Il est impossible de parler de « la société » sans parler de soi, on naît tous dans la même société et en ce sens en tant qu’individu on l’influence également. 

En ce sens, à partir du moment où en tant qu’individu on a une marge de manœuvre, et donc qu’on peut influencer « la société » tout n’est pas que construction sociale. 

La situation est imposée à l’individu mais l’individu contribue aussi à créer cette société, l'individu est une part de la société. Il y a deux niveaux d’analyse : l’individu qui fait des choix (même si ceux-si sont limités par la société) et la société qui façonne les comportements. L’analyse de la soumission se situe entre ces deux niveaux.

« Toute personne de sexe féminin naît dans un monde dans lequel cela signifie déjà quelque chose d’être une femme. »

« L’individu n’est pas seul au monde et ne préexiste pas au monde. »

Le « prolétaire naturel » n’existe pas

Le statut de la femme est particulier. Il n’existe pas de « prolétaire naturel » alors que la femme est l’autre absolu. Une femme c’est ce qu’un homme n’est pas. Les femmes sont les seules qui naissent avec leur discrimination « en elle ». Elles ne peuvent pas s’en extraire car elles sont biologiquement femmes et en ce sens, on attend d’elle un comportement, des qualités, des défauts qui sont discriminants et qui font d’elle des êtres opprimés.

La subordination des femmes n’est pas datable à la différence des autres oppressions. A la différence des juifs, des noirs, elles vivent avec leurs oppresseurs (du moins pour les femmes hétérosexuels). La domination des femmes n’est pas qu’un « problème global de société », la domination des femmes se retrouve dans les rapports entre individus, dans l’intimité. 

Manon Garcia dit ensuite que les autres dominations opposent un groupe à un autre alors qu’il n’existe pas de « groupe femme » à proprement parlé. La domination masculine en ce sens se joue dans les rapports individuels.

Les bourgeoises sont solidaires avec les bourgeois, les femmes prolétaires avec les hommes prolétaires, etc. Les femmes ne sont pas solidaires entre elles.

« Le fait est que tout être humain concret est toujours singulièrement situé. Refuser les notions d’éternel féminin, d’âme noire, de caractère juif, ce n’est pas nier qu’il y ait aujourd’hui des Juifs, des Noirs, des femmes : cette négation ne représente pas pour les intéressés une libération mais une fuite inauthentique. Il est clair qu’aucune femme ne peut prétendre sans mauvaise foi se situer par delà son sexe. »

« Faire l’histoire des femmes c’est faire l’histoire d’une absence. »

La réduction au silence des opprimés s’opère de deux façons :
-        -  La domination sociale fait que les dominés sont souvent privés des conditions nécessaires pour pouvoir s’exprimer, par exemple l’accès à l’éducation ou aux moyens de communication
-         - Les expériences des dominés quand bien même elles seraient exprimées, sont disqualifiés comme étant fausses, mauvaises, dangereuses, immorales.

De fait, pour connaître l’histoire des opprimés, les sources manquent. Pour analyser la soumission féminine il faut des sources sur des individus historiquement privés du pouvoir, sur des relations qui se passent essentiellement dans la sphère privée.

Il est en ce sens compliqué d’analyser la soumission des femmes : elle ne peut être faite que par les opprimées mais elle est hors de leur portée puisque l’oppression consiste à les empêcher de parler de leur expérience et de les analyser.

Le corps féminin

Manon Garcia évoque ensuite le rapport au corps et elle dit quelque chose de fascinant : le corps physiologique, c’est-à-dire le corps en tant qu’amas d’organes et de chair, ne veut rien dire socialement. Ce n’est pas parce que la femme est plus faible physiologiquement qu’elle doit l’être socialement. L’infériorité des femmes physiquement n’a de valeur que parce que la société dans laquelle on vit donne de la valeur à la force physique.

Le corps en ce sens est le support du destin constitué socialement et qui est ensuite naturalisé dans le corps. En d’autres termes, la société va normer ce que doit être une femme et va ensuite dire « tu es comme ça parce que ton corps est comme ça ».

« Le personnel est politique »

Les femmes prennent conscience du qu’il y a des points communs entre que ce qu’elles vivent personnellement, dans leur quotidien, et ce que les autres femmes vivent également. En ce sens, il ne s’agit pas d’expériences singulières mais cela relève d’une situation commune d’oppression. Ce n’est pas parce que leur mari est particulièrement mauvais que leur existence est telle mais parce qu’elles sont femme et qu’elles sont à ce titre destinées à la soumission. Alors qu’en tant qu’être humain elles aspirent à la liberté.

Toute la dichotomie est là : l’aspiration en tant qu’être humain à être libre et le regard des hommes qui construit la femme comme inférieure et donc comme soumise.

« Être une femme c’est aussi avoir un corps social qui est objectifié »

La société a fait de la femme, une femme-objet. Les femmes ne sont pas des sujets, les femmes sont des êtres pour autrui, pour les hommes. Le corps de la femme est un objet qui a besoin du regard de l’homme pour exister. L’homme peut être objectifié dans des relations personnelles, le corps de la femme est objectifié par la société. Les hommes sont des sujets et peuvent se sentir objets dans le regard d’autrui, les femmes sont d’abord objet.

Il peut y avoir du plaisir dans la soumission, cela ne signifie pas pour autant que c’est une bonne chose.

Manon Garcia cite une économiste, Amartya Sen qui a démontré que les individus qui se trouvent dans des situations de privations extrêmes adaptent leurs désirs à ces situations et en viennent à désirer ce qui est accessible. Elle prend l’exemple des femmes pauvres de l’Inde rurale qui, à force d’être privée de nourriture, considèrent qu’elles ont des besoins alimentaires limités, inférieurs à leurs maris et leurs enfants. La conclusion c’est que les individus adaptent leurs désirs à la situation qui est la leur, y compris lorsque l’adaptation est nuisible. Certaines situations sont nuisibles pour les femmes mais peuvent être supportables.

« Pour tous les individus, la liberté est indissociable de l’angoisse existentielle. »

En d’autres mots, la liberté fout le vertige. La soumission des femmes est le résultat d’un calcul coûts / bénéfices. Les femmes ne choisissent pas d’être soumises. Elles n’ont juste rien à faire pour l’être. Elles doivent juste ne rien faire contre cette destinée sociétale qui consiste à se soumettre. Choisir c’est utiliser sa liberté, or les femmes ne choisissent pas d’être soumises, la société choisit pour elles. 

Individuellement, l’homme n’est pas non plus responsable. Les hommes sont comme les femmes : jetées dans cette société. Ils bénéficient – sans en être conscients – de privilèges. Par contre, les hommes ont une responsabilité morale en ce qu’ils sont privilégiés et donc à même de penser leur domination.

Mais il ne faut pas attribuer aux femmes la responsabilité morale de leur soumission. Il y a une forme de plaisir individuel à la soumission mais c’est la structure économique et sociale, autrement dit la société qui fait que le mouvement vers la liberté est plus coûteux pour la femme que l’homme. C’est parce que la société, les conditions économiques et sociales le permettent que les femmes consentent à leur soumission. 

Mais l’être humain étant libre par nature, il est possible que ça change. La soumission peut, ne pas être le destin par défaut des femmes.



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J'ai essayé de balayer un peu cet essai de Manon Garcia et de le vulgariser au maximum (même si au final j'aurais juste pu me contenter de balancer la vidéo, mais cet article me tenait à cœur). Il est fascinant mais aussi très dérangeant en ce qu'il touche des choses qui ont trait à l'intime, à la vie personnelle. En tant que féministe, on peut se battre contre la société, le système patriarcal, la misogynie, mais le plus dur reste de remettre en cause son couple, sa façon de fonctionner en couple, de s'interroger sur sa propre soumission. C'est d'autant plus difficile quand on est en couple avec des hommes plutôt "modernes" qui jamais ne considèrent que c'est à toi de faire la vaisselle parce que tu es une femme (ce qui correspond à peu près à 90% des mecs de mon entourage) mais qui ont des comportements qui restent problématiques à bien des égards (100% des mecs de mon entourage). Mais je reviendrais sûrement sur ce dernier point dans un prochain article.

Merci Manon Garcia pour ce bel essai ! 

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